Les Enfants terribles, un film de Jean Cocteau (1950)

« Les privilèges de la beauté sont immenses : elle agit même sur ceux qui ne la constatent pas ». La voix off de Jean Cocteau (1889-1963) ouvre Les Enfants terribles, film en noir et blanc sorti en 1950, réalisé par Jean-Pierre Melville d’après le roman de Cocteau paru en 1929. Ce dernier en écrivit le scénario. Tout est étrange, surréaliste, évident et incompréhensible dans ce long-métrage d’une originalité que seul un esprit comme le sien pouvait concevoir. Il faut renoncer à comprendre le fil de l’intrigue, aussi cousue que décousue, entre rêve et réalité. Nous avons affaire à du cinéma hautement poétique avec des héros dignes des avant-gardes de l’époque !

Les noeuds des sentiments 

Paul et Elisabeth

Paul (Edouard Dhermite) et Elisabeth (Nicole Stéphane) dans Les Enfants Terribles

Le film se noue autour du duo Paul (Edouard Dermithe) et Elisabeth (Nicole Stéphane), un frère et une sœur orphelins au tempérament fusionnel, qui vivent reclus dans leur appartement du 34 rue du Rocher, univers rempli d’imagination. Après avoir été heurté au cœur par une boule de neige lancée par son ami Dargelos dans une bataille de collégiens, Paul tombe malade. Sa sœur le soigne avec une affection mêlée de despotisme. Deux amis, Gérard (Jacques Bernard)  et Agathe  (Renée Cosima, qui joue aussi le rôle de Dargelos) leur tiennent régulièrement compagnie. Après son mariage rapide avec un riche américain qui meurt d’un accident de voiture, Elisabeth hérite de sa fortune et de son vieil hôtel particulier près de l’Arc de Triomphe. Les quatre amis s’y installent. On y trouve dix-huit chambres, un lit à baldaquin, un piano, des vieux meubles couverts de draps et une immense galerie semi-abandonnée totalement onirique. Paul et Agathe tombent amoureux sans oser se l’avouer. Elisabeth, jalouse et machiavélique agit pour faire en sorte qu’ils ne se révèlent pas leur inclinaison mutuelle et que Gérard épouse Agathe. Paul ne se remettra pas de sa douleur. La fin est, on le devine, tragique !

Affiche du film Les Enfants Terribles de Jean Cocteau (1950)

Affiche du film Les Enfants Terribles de Jean Cocteau (1950)

Un film à l’esthétique soignée

Le film se déroule dans le vieux Paris des années 50 qui s’étale sous nos yeux comme une photo vivante de Doisneau avec des garnements parisiens en capes de laine et casquettes de titis. La cohue du monde contraste singulièrement avec le splendide concerto pour quatre pianos et orchestre BWV 1065 de Bach  qui sert de toile de fond au film, en scandant les scènes de manière lancinante et obsessionnelle. D’ailleurs, le film se distingue par son sens de la sonorité. Chaque son a une signification: roulement du tambour, son des cloches, bruit des freins de voiture, hurlement de la locomotive, stridence des sonneries, sirène des pompiers,  frappements de porte. Le prosaïsme de ces divers bruits alterne avec la mélodie de Bach qui atteint le fantastique dans cette production cinématographique.

Le personnage d’Elisabeth

« Cette nature de feu et de glace ne pouvait être tiède » énonce gravement Cocteau au sujet d’Elisabeth, personnage narcissique et fataliste. La justesse du jeu de l’actrice Nicole Stéphane est stupéfiante et presque inquiétante ! Folle et perverse, froide et passionnée, elle vampirise tous ceux qu’elle approche. Elle mène le jeu et dirige son entourage qu’elle veut maîtriser par tous les moyens. Égoïste et captatrice, toutes ses phrases sont empreintes d’une ironie mordante: « Je ne dis jamais la vérité » avoue-t-elle sans pudeur. Elle étend sa toile comme une araignée autour d’un Paul dont la faiblesse tente en vain de lutter contre la force glacée de sa soeur. Il finit par se laisser diriger par elle, ayant renoncé à lui résister.

Le Théâtre de la chambre 

Paul et Elisabeth

Paul (Edouard Dhermite)  et Elisabeth (Nicole Stéphane) dans Les Enfants Terribles

C’est dans la « chambre-carapace » de la rue du Rocher que s’est développée la grande complicité du frère et de la sœur, les deux enfants terribles liés par une  tendresse bourrue et une affection bizarre, comme chien et chat. Ils vivent dans une même pièce placardée de coupures de journaux et de photos. Ils accumulent au sein d’une vieille commode appelée « bric à brac » des trésors et des souvenirs, selon une habitude de jeu qui leur tient lieu de code. Le repos est prescrit dans ce cocon fatal que Cocteau nomme le « Théâtre de la chambre » « Ils faisaient plus que se coucher. Ils s’embaumaient, ils s’entouraient de bandelettes, de nourritures et de bibelots sacrés, ils partaient chez les ombres. » L’ambiance feutrée et la tension des sentiments négatifs renforcent l’atmosphère de vase clos. Des phrases incongrues et des actions absurdes surgissent sans raison (repas d’écrevisses le soir dans leur lit pour s’endormir, buste  à moustache, quand Paul est alité, le médecin déclare: « Ce n’est pas grave mais c’est sérieux ! ») Le miroir cher à Cocteau apparaît comme image à traverser métaphoriquement pour passer du monde quotidien au monde de l’imagination. Il y est écrit « Le suicide est un péché mortel » comme pour rappeler que l’écriture exorcise les ténèbres de la mort.

Qu’a voulu montrer Cocteau ? Quel est son propos ? L’ensemble est nébuleux et finalement, pourquoi chercher à expliquer ce qui est de l’ordre du sur-réel, de l’il-logisme et du rêve ? On comprend néanmoins en filigrane qu’il s’agit de la défaite de l’adolescence. Nous avons affaire à deux enfants qui refusent de grandir et de faire face à leur destin. Ils ne parviennent pas à se défaire des liens fusionnels de l’enfance et se heurtent à leur incapacité à devenir adultes, à affronter le réel: « L’enfance imagine tout de suite le pire mais ce pire ne lui semble guère réel à cause de l’impossibilité où elle se trouve d’envisager la mort. » Les enfants terribles bâtissent une protection matérielle dans leur chambre comme symbole du rempart psychologique qu’ils dressent en eux-même contre le processus inévitable de la maturité. On les nomme terribles car ils sont de mauvais garnements impertinents, voleurs et irrévérencieux mais aussi terribles au sens existentiel car ils ne peuvent ni ne veulent accepter  leur destin que par le drame et l’excès: « Descendre en soi demande une discipline dont ils étaient incapables. Ils n’y rencontraient que ténèbres et fantômes de sentiments. »

Des amours immatures 

Paul et Elisabeth sentent qu’ils doivent néanmoins sortir de leur coquille et jouer aux adultes. Elisabeth est embauchée dans une maison de mannequins où elle rencontre une jeune fille Agathe qu’elle présente à Paul (mention spéciale pour les robes créées par Christian Dior pour le film). Ce dernier est bouleversé par sa ressemblance avec Dargelos. Le gros-plan cinématographique sur son regard indique qu’il ne peut demeurer insensible à sa présence: « Vous avez un nom de bille! »  Elisabeth pressent que cette rencontre va changer Paul: « Cette ressemblance dérange tes rêves ».

Les Enfants terribles_Cocteau_Paul

Paul (Edouard Dhermite) dans Les Enfants Terribles de Jean Cocteau

Elisabeth se marie par intérêt avec Michael, un riche américain qui se tue sur la route le lendemain de leurs noces. Le plan sur la roue de la voiture qui tourne dans le vide est commenté par Cocteau qui la compare à une roue de loterie* en précisant la fatalité qui guette les enfants terribles: « Mais le génie de la chambre veillait ». Elisabeth, Paul, Gérard et Agathe s’installent dans le grand hôtel particulier de Michael où ils s’isolent loin du monde. Elisabeth se drape de crêpe noir en veuve cynique et répond ironiquement à Agathe qui lui fait un compliment: « C’est un vrai déjeuner de soleil ! »  

Paul finit par s’extraire de la chambre de l’hôtel particulier, où ils dorment tous les quatre, pour se retrancher dans un coin de la Galerie en reconstruisant la chambre du 34 rue du Rocher. Il fuit son amour:

« À peine engagé entre les décors vagues du studio désert Paul devint un chat prudent, auquel rien n’échappe. (…) Il souffrait d’orgueil. Agathe le dominait. Et, au lieu de comprendre qu’il l’aimait, qu’elle le dominait par sa douceur, qu’il importait de se laisser vaincre, il luttait contre ce qu’il croyait son démon, une fatalité diabolique. La galerie contenait les paravents d’un jardin d’hiver qui n’avait jamais vu le jour. Ils étaient comme le reste incommodes, absurdes et inconfortables. Paul les traîna, les déplia et s’en fit des remparts, une sorte de ville chinoise. Un vieux tapis termina son chef d’œuvre, il s’enroula dans ses couvertures et se coucha. La chambre de la rue du Rocher vint peu à peu prendre sa place dans le hall de l’Etoile : la lampe, le dessus de lit andrinople, la chaise, les bouteilles, la commode aux trésors, le buste à moustaches. » 

Paul (et Agathe (Renée Cosima)

Paul (Edouard Dhermite) et Agathe (Renée Cosima) dans Les Enfants Terribles

Paul rate son histoire d’amour car il est incapable de se l’avouer et de prendre une décision, sous l’emprise de sa sœur. Elisabeth reconnaît elle-même qu’« au fond c’est la seule chambre possible ». Il finit par écrire une lettre à Agathe: « Je t’aime. J’ai découvert que je t’aime et que si tu ne m’aimes pas j’en mourrais. » Le malheur est que dans son trouble, Paul écrit son propre nom comme destinataire de la lettre qui n’arrivera jamais à destination. Elle est interceptée par Elisabeth à qui Agathe vient d’avouer son amour pour Paul, tandis qu’il a révélé le sien à sa soeur. Folle de jalousie, Elisabeth jette la lettre dans les toilettes et tend sa toile d’araignée en mariant Agathe et Gérard. Le carré amoureux est incroyable: Paul et Agathe s’aiment, Gérard aime Elisabeth qui n’aime personne et qui brisera les sentiments de ses trois amis en se brisant elle-même.

Paul retombe plus malade. Le médecin vient et s’inquiète. De retour de voyage de noce, Gérard et Agathe viennent déjeuner à l’hôtel particulier. Durant leur trajet ils ont rencontré Dargelos qui leur a offert une mystérieuse et étrange boule de poison qui dégage un effrayant parfum et qu’Elisabeth cache dans le meuble des trésors: « Comme le poison déployait son odeur, le piège étalait ses tortueuses machines ». Paul dépérit. Elisabeth voit en songe Paul mort au bout d’un chemin bleu, étendu dehors sur le billard du salon. Elle est réveillée par Agathe qui débarque, animée d’un sombre pressentiment. Toutes deux découvrent Paul agonisant dans son lit après s’être empoisonné avec la boule néfaste. Tandis qu’Elisabeth sort de la chambre les deux amoureux s’expliquent et découvrent la sinistre vérité. Elisabeth les a trahis ! Cette dernière rentre, comprend qu’elle est démasquée et que son frère va mourir. Elle avoue qu’elle déteste Agathe. Une dernière fois elle appelle son frère en refaisant le jeu de leur enfance, celui de l’hypnotiseur: « Paul, je t’hypnotise ». Jusque dans la mort son regard sera pour sa soeur dont le visage halluciné ressemble à l’autoportrait en fou de Gustave Courbet. Le décès de Paul, prophétisé dès le début du film, se réalise pleinement comme le montre à nouveau le gros-plan sur son visage d’éphèbe en sueur et l’apparition des visages des gamins  présents lors de la bataille de boules de neige, derrière la fenêtre, comme une réminiscence. Elisabeth se tue au pistolet. Son corps d’écroule sur le paravent qui s’écrase à terre, en achevant de briser la carapace de ce huis-clos forcément tragique. Le film se conclut sur l’appel désespéré d’Agathe qui hurle:  « Au secours ! »

Ces enfants terribles « qui ne connaissaient rien au monde » ne le connaîtront jamais vraiment. Personnages illogiques, surréalistes, proches de la démence, ils ne peuvent grandir que dans la terribilità de la mort dont les nombreuses évocations jalonnent le film comme des paradoxes visuels. Ainsi, les travaux de l’hôtel particulier semi-abandonné ne seront jamais achevés comme les deux enfants resteront adolescents. L’amour brûlant et vivant qu’ils auraient pu connaître est à jamais enseveli sous le froid de la mort qui, comme la neige fige le sang des désirs les plus ardents.

©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, le 21 octobre 2016

*à ce sujet, les divers plans de roues qui tournent dans le vide, le symbole des boules et du cercle film demanderaient une source d’étude plus approfondie au sein du film (portant de queues de billards, boule de poison, etc.)